La délégation devrait descendre : du manager vers les collaborateurs. Pourtant, dans nombre d'équipes, c'est l'inverse qui se produit. Les collaborateurs remontent systématiquement leurs décisions, leurs problèmes, leurs responsabilités. Le manager devient un goulot d'étranglement, un validateur permanent, un résolveur de problèmes à la chaîne. Histoire d'un phénomène qui épuise les uns, infantilise les autres, et coûte cher à l'organisation.
Publié le 5 décembre 2025
Marc a quarante-deux ans, quinze ans d'expérience, une équipe de huit personnes et une boîte mail qui explose. Chaque matin, il ouvre sa messagerie comme on ouvre un placard plein de dossiers qui débordent. "Tu peux valider cette commande ?", "Qu'est-ce que je dois faire pour ce client ?", "Tu préfères qu'on fasse comme ça ou comme ça ?", "On a un problème, tu peux regarder ?". Des questions qui, prises une par une, semblent légitimes. Cumulées, elles forment une avalanche qui noie Marc sous les micro-décisions.
Marc pensait que déléguer, c'était donner du travail. Il a appris que déléguer, c'était surtout donner de l'autonomie. Sauf que ses collaborateurs, eux, ont appris à remonter. À chaque difficulté, à chaque choix, à chaque incertitude, ils remontent. La délégation a pris le sens inverse : au lieu de descendre, elle monte. Et Marc, qui voulait être disponible, se retrouve pris dans un filet de dépendance.
Sophie fait partie de l'équipe de Marc. Elle a trente-cinq ans, de l'expérience, des compétences solides. Pourtant, elle valide tout. Un e-mail client ? Elle demande confirmation avant de répondre. Un choix technique ? Elle sollicite l'avis de Marc. Un problème opérationnel ? Elle l'escalade immédiatement. Sophie ne manque pas de compétence, elle manque de confiance. Ou plutôt, elle a appris que dans cette organisation, mieux vaut sécuriser que risquer.
Sophie a vu des collègues se faire recadrer pour avoir pris une initiative sans validation. Elle a entendu des "tu aurais dû me demander" qui résonnent encore. Elle a intégré que l'autonomie, ici, est un piège. Alors elle sécurise. Elle remonte. Elle délègue vers le haut. Ce qui devrait être sa responsabilité devient celle de Marc. Et Marc, qui veut bien faire, valide. Le cercle se referme.
La délégation inversée n'est pas un accident. C'est un système. Un système qui se construit par petites touches, par habitudes, par peurs partagées. Elle prend plusieurs formes :
Ces comportements, pris isolément, peuvent sembler normaux. Cumulés, ils créent une dépendance systémique. Le manager sature, les collaborateurs s'infantilisent, l'organisation ralentit.
Dans certaines organisations, l'erreur coûte cher. Pas seulement en termes financiers, mais en termes de réputation, de carrière, de confiance. Les collaborateurs apprennent vite : mieux vaut ne pas décider que mal décider. Mieux vaut remonter que risquer. Cette culture de la peur pousse à la délégation inversée. Chaque décision devient potentiellement risquée, chaque choix devient une responsabilité à partager, chaque initiative devient un danger à éviter.
Montesquieu écrivait que "les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires". Ici, les validations inutiles affaiblissent l'autonomie nécessaire. Plus on valide, moins on ose. Plus on sécurise, moins on décide. Plus on remonte, moins on assume.
Parfois, le manager lui-même alimente le phénomène. Par besoin de contrôle, par peur de perdre la main, par habitude de tout superviser. Il demande à être informé de tout, consulté sur tout, validé sur tout. Il crée une dépendance qu'il déplore ensuite. Il veut de l'autonomie mais ne laisse pas d'espace pour l'autonomie. Il demande de la prise d'initiative mais valide chaque initiative. Il souhaite de la responsabilité mais garde la main sur chaque décision.
Ce manager-là ne fait pas exprès. Il croit bien faire. Il pense protéger, sécuriser, optimiser. En réalité, il étouffe. Il crée une culture où l'autonomie est impossible parce qu'elle n'est pas permise.
Certains outils, certaines procédures, certains systèmes encouragent la remontée. Des workflows qui imposent des validations à chaque étape. Des processus qui multiplient les points de contrôle. Des systèmes qui centralisent les décisions. L'organisation elle-même pousse à la délégation inversée. Elle crée des goulots d'étranglement, des points de passage obligés, des validations systématiques.
Dans ces organisations, l'autonomie est structurellement difficile. Les outils ne la permettent pas, les processus ne l'autorisent pas, les systèmes ne la favorisent pas. Les collaborateurs n'ont pas d'autre choix que de remonter. C'est le système qui le demande.
Parfois, c'est la culture qui pose problème. Une culture où prendre une initiative sans validation est perçu comme de l'insubordination. Où décider seul est vu comme de l'arrogance. Où assumer une responsabilité est considéré comme de la prise de pouvoir. Dans ces cultures, l'autonomie est suspecte. Elle est perçue comme une menace plutôt que comme une ressource.
Les collaborateurs apprennent vite : l'initiative coûte, la validation protège. Ils intègrent que mieux vaut demander que décider, mieux vaut remonter que risquer, mieux vaut sécuriser que prendre des responsabilités.
Marc vit un épuisement particulier : l'épuisement décisionnel. Il passe ses journées à valider, arbitrer, décider, résoudre. Des décisions qui ne devraient pas lui revenir. Des problèmes qui pourraient être traités en autonomie. Des choix qui relèvent du périmètre de ses collaborateurs. Il sature de micro-décisions. Il n'a plus le temps pour les vrais enjeux, les vraies stratégies, les vrais accompagnements.
Cet épuisement a des conséquences : irritabilité, perte de recul, difficultés à prioriser, sentiment d'inefficacité. Le manager se sent submergé, débordé, pris dans un engrenage qu'il ne maîtrise plus. Il veut déléguer mais ne peut pas, parce que ses collaborateurs remontent tout.
Sophie, en remontant tout, perd progressivement sa capacité à décider. Elle s'habitue à être guidée, validée, sécurisée. Elle perd confiance en ses propres jugements. Elle devient dépendante de la validation du manager. L'autonomie se désapprend. Plus on remonte, moins on ose décider. Plus on sécurise, moins on prend de risques. Plus on valide, moins on assume.
Cette infantilisation a un coût : perte de motivation, sentiment d'incompétence, frustration, désengagement. Les collaborateurs se sentent dépossédés, inutiles, réduits à l'exécution. Ils perdent le goût de l'initiative, le plaisir de la responsabilité, la fierté de l'autonomie.
Quand tout remonte, l'organisation ralentit. Chaque décision passe par le manager. Chaque problème attend sa résolution. Chaque choix nécessite une validation. Les processus s'allongent, les délais s'étirent, la réactivité se perd. L'organisation devient rigide, lente, peu adaptative.
Cette lenteur a un coût : opportunités manquées, réactivité réduite, innovation entravée. L'organisation perd en agilité, en flexibilité, en capacité d'adaptation. Elle devient dépendante d'un seul point de décision : le manager.
Avant d'agir, il faut comprendre. Pendant une semaine, Marc a listé toutes les remontées : qui remonte quoi, quand, pourquoi. Il a identifié les patterns : Sophie valide systématiquement les e-mails clients, Thomas remonte tous les problèmes techniques, Laura demande confirmation pour chaque choix opérationnel. La cartographie révèle les habitudes, les automatismes, les dépendances.
Cette cartographie permet de comprendre : qu'est-ce qui remonte vraiment ? Qu'est-ce qui pourrait être traité en autonomie ? Qu'est-ce qui nécessite vraiment une validation ? Elle donne une base factuelle pour agir.
Marc a ensuite clarifié les périmètres. Il a défini ce qui relève vraiment de sa responsabilité et ce qui relève de celle de ses collaborateurs. Il a établi des règles claires :
Ces règles, une fois énoncées, changent la donne. Elles créent un cadre clair, des limites nettes, des responsabilités assumées.
Au lieu de valider chaque décision, Marc a mis en place des rituels. Un point hebdomadaire où les collaborateurs présentent leurs décisions, leurs choix, leurs initiatives. Un rituel de rétrospective où on analyse ce qui a fonctionné, ce qui n'a pas fonctionné, ce qu'on peut améliorer. La validation devient un rituel collectif plutôt qu'une demande individuelle permanente.
Ces rituels permettent de garder un contrôle sans étouffer l'autonomie. Ils créent un espace de partage, de feedback, d'apprentissage. Ils sécurisent sans infantiliser.
Marc a aussi réduit sa disponibilité. Il a fixé des créneaux pour les questions, les validations, les arbitrages. Il a appris à dire "tu décides" au lieu de "je valide". Il a appris à renvoyer la question : "qu'est-ce que tu en penses ?", "quelle serait ta solution ?", "qu'est-ce que tu proposes ?". Il a créé de l'espace pour l'autonomie en réduisant sa disponibilité pour les micro-décisions.
Cette réduction de disponibilité force les collaborateurs à décider. Elle les pousse à assumer leurs responsabilités. Elle les oblige à être autonomes.
Marc a aussi changé son rapport à l'erreur. Il a appris à valoriser les initiatives même quand elles échouent. Il a appris à analyser les erreurs comme des opportunités d'apprentissage plutôt que comme des fautes à sanctionner. Il a créé une culture où l'erreur est permise si elle est assumée et corrigée.
Cette culture change tout. Elle permet aux collaborateurs d'oser, de prendre des risques, d'assumer leurs responsabilités. Elle crée un environnement où l'autonomie est possible parce qu'elle est encouragée.
Trois mois après le changement, Sophie a évolué. Elle ne valide plus chaque e-mail client. Elle décide, assume, corrige si nécessaire. Elle prend des initiatives, propose des solutions, assume ses responsabilités. Elle a retrouvé confiance en ses jugements, plaisir dans son autonomie, fierté dans ses décisions.
Marc, lui, a retrouvé du temps. Du temps pour les vrais enjeux, les vraies stratégies, les vrais accompagnements. Il a retrouvé du sens dans son rôle de manager. Il accompagne plutôt qu'il valide, il guide plutôt qu'il décide, il développe plutôt qu'il contrôle.
L'équipe, enfin, a retrouvé de la réactivité. Les décisions sont prises plus vite, les problèmes sont résolus plus rapidement, les initiatives sont encouragées. L'autonomie a remplacé la dépendance, la responsabilité a remplacé la remontée, l'efficacité a remplacé la lenteur.
La délégation inversée est un phénomène où les collaborateurs remontent systématiquement leurs responsabilités et décisions vers leur manager, au lieu de les assumer eux-mêmes. Le manager se retrouve alors submergé de demandes d'arbitrage, de validation et de résolution de problèmes que ses collaborateurs pourraient traiter en autonomie.
Plusieurs causes peuvent expliquer ce phénomène : la peur de l'erreur et de ses conséquences, un manque de confiance en soi, une culture d'entreprise qui sanctionne l'initiative, un manager qui a du mal à lâcher prise, des outils ou processus qui ne favorisent pas l'autonomie, ou encore une surprotection hiérarchique.
Pour rétablir l'autonomie, le manager doit : clarifier les périmètres de responsabilité, fixer des règles de décision claires (ce qui relève du collaborateur vs du manager), encourager la prise d'initiative même en cas d'erreur, mettre en place des rituels de validation plutôt que des validations systématiques, et progressivement réduire sa disponibilité pour les micro-décisions.
La délégation inversée est un piège. Un piège qui se construit progressivement, par habitudes, par peurs, par systèmes. Un piège qui épuise les managers, infantilise les collaborateurs, ralentit les organisations. Mais c'est un piège dont on peut sortir.
En clarifiant les périmètres, en fixant des règles claires, en créant des rituels de validation, en réduisant la disponibilité pour les micro-décisions, en encourageant la prise d'initiative, on peut rétablir l'autonomie. On peut inverser l'inversion. On peut faire redescendre la délégation.
Comme l'écrivait Camus, "la vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent". Ici, tout donner au présent, c'est donner de l'autonomie. C'est permettre aux collaborateurs de décider, d'assumer, de grandir. C'est permettre aux managers d'accompagner plutôt que de valider, de développer plutôt que de contrôler.
La délégation devrait descendre. Faisons en sorte qu'elle descende vraiment.
Si vous vivez cette situation dans votre équipe, un accompagnement sur la délégation peut vous aider à rétablir l'autonomie et l'efficacité. Nous proposons des formations pratiques qui vous donnent les outils pour clarifier les périmètres, fixer des règles claires, et créer une culture de l'autonomie.
© Quasar Lille
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