Télétravail (1/3) : mes pâtes ont le goût de mails
Nous vivons une période d’expérimentation sociale à grande échelle. Les emplois du temps ont sauté, le travail se réinvente hors les murs, ailleurs qu’au bureau… Quels sont les nouveaux risques d’aliénation et comment les éviter ?

« J’en ai assez, mes pâtes ont le goût de mes mails » : les repas qui n’ont plus de saveur, les pauses qui n’apportent plus ni rires ni cancans : l’image résume une expérience que nous faisons tous depuis quelques mois. Nous sommes nombreux à être passés d’un télétravail imposé pendant la durée du confinement à un modèle flou qui se cherche, où alternent les journées passées au bureau et chez soi. La crise du Covid-19 ne fait d’ailleurs qu’amplifier et accélérer une tendance de long terme, née de l’extension du réseau et des outils connectés, au décloisonnement des temps de travail et de loisir.
Or le phénomène est profondément ambivalent. D’un côté, le travail à la maison supprime les heures perdues dans les transports, il permet de jouir d’un confort domestique, de la cuisine proche, mais aussi des disques ou des loisirs à disposition. Il devient possible de partir marcher une heure en pleine journée ou de regarder Netflix, ce que l’ordinaire du bureau exclut. Mais ce caractère agréable du décloisonnement n’empêche nullement que la motivation nous quitte parfois, que les réunions en visioconférence semblent s’enchaîner dans un continuum ininterrompu et terne que ne ponctuent même plus les discussions autour de la machine à café ni les plaisanteries lancées à la cantonade...
Lorsque le matin on arrive fatigué au bureau, par une sorte de transvasement l’énergie des autres nous réveille et nous galvanise. Lorsqu’on reste chez soi, cette émulation n’existe plus. Une journée de vague à l’âme ou de lassitude n’a plus d’issue. Nous voici donc, collectivement, le cul entre deux chaises. Nous n’avons pas envie de revenir à la triade "métro-boulot-dodo" mais nous nous sentons déjà menacés par la dyade "boulot-dodo". Comment retrouver ses marques ?
CLOISONNEMENT OU TRESSAGE ?
Le temps qui nous est alloué, nous le répartissons de façon à la fois contrainte et libre selon un schéma générique.

Dans une configuration traditionnelle, l'activité rémunérée est séparée spatialement de l'activité non rémunérée. Le bureau est à la fois une unité de production économique et un théâtre social où chacun revêt un rôle bien défini. Cette distinction des espaces offre une certaine liberté : elle me préserve car je sais que, sorti du bureau, je peux enfin redevenir moi-même. J'abandonne ma tenue, mon rictus, mon dos droit, ma démarche énergique et mon jargon professionnel. Je redeviens le mari ou la femme, l'amie ou le copain d'enfance, la mère ou le frère. J'exprime mes sentiments, mes opinions politiques et mes désirs.
De plus, idéalement, les activités rémunérées pénibles sont compensées par des tâches gratifiantes, comme le poids des corvées domestiques l'est par des moments de convivialité ou d'amour. Au quotidien, je cherche donc à échafauder un système de compensations, à faire en sorte que la vie privée ne soit pas qu'une suite de résolutions de problèmes administratifs ou matériels, et que la vie professionnelle ne soit pas non plus un esclavage.
Si nous avons été nombreux à nous réjouir de ne plus avoir à nous rendre au bureau cinq jours sur cinq, c'est sans doute parce que nous avons pensé, dans une configuration plus souple, pouvoir tirer notre épingle du jeu, autrement dit tresser les activités attrayantes et rébarbatives, qu'elles soient rémunératrices ou non, tout au long de la journée, selon nos priorités et nos envies. Mais entre ce beau projet et la pratique, n'avons-nous pas constaté un écart ?
DL - Quasar Coaching
Pour aller plus loin :
Enquête Coconel
Anne Lambert, ined, Population & société, juillet 2020
Une chambre à soi
Virginia Woolf, Le livre de poche, septembre 2020
Enquête sur la fusion du travail et de la vie
A.Lacroix, Philosophie Magazine, novembre 2020