Si je ne peux pas sauver mon âme..
Si je ne peux pas sauver mon âme, qu'au moins je sois bien sapé ! Heu.. vraiment ?! ... Et si l'on s'armait plutôt d'un idéal ?
Nous avons grandi dans une illusion d'optique morale et politique. Nous avons en effet été élevés dans l'idée que nous devions choisir entre deux voies. Ou bien le désintéressement, la sainteté, la révolution, que sais-je.. En tout cas une aventure belle et gratuite. Ou bien la compétition scolaire puis professionnelle, la culture de l'efficacité, la recherche du profit, ou au moins d'un certain confort, et finalement qu'on l'ait voulu ou non, la perpétuation du système d'exploitation en vigueur.
Cette opposition schématique entre deux camps a des racines profondes dans nos traditions, peut-être même peut-on remonter jusqu'à Augustin pour en trouver l'origine dans La Cité de Dieu : "Deux amours ont donc bâti deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la Terre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu". Plus près de nous, la situation historique exceptionnelle de l'occupation a opéré une conversion laïque de cet antagonisme ancien : si nous ne croyons plus à la distinction entre les élus et les damnés, nous sommes nombreux à penser qu'il y a, autour de nous, des résistants et des collaborateurs. Nous aimons nous identifier aux premiers et aimons haïr les seconds (c'est d'ailleurs, au passage, l'un des ressorts du conspirationnisme de notre époque).
Armés du concept de "banalité du mal" (1), nous tentons de débusquer derrière tel petit manager ou telle démonstration de carriérisme, une manifestation du mal radical. Dans le champs de l'écologie également, il est devenu courant de dramatiser l'affrontement entre les productivistes et les décroissants ou encore, pour reprendre une terminologie chère au philosophe Bruno Latour, entre les "Extracteurs" et les "Ravaudeurs". Ce serait, encore et toujours, le même match qui se jouerait sous des costumes variés.
(1) Le concept de "banalité du mal" a été forgé par la philosophe et politologue allemande Hannah Arendt pour cerner la personnalité terne d'Eichmenn, haut fonctionnaire du IIIe Reich. Elle est notamment l'autrice de Condition de l'homme moderne.
Cette opposition structurante, outre qu'elle soit contestable en ses fondements, a des effets secondaires problématiques puisque les vocations de "saints" sont rares, elle ne peut faire que grossir les rangs des "salauds". Si le désintéressement intégral ou la flamme inspirée du guérillero n'animent que quelques êtres extraordinaires prêts à se consumer avec panache, l'écrasante majorité de chaque génération se concentrera à calculer, à parfaire un bien-être égoïste. Et chacun de se dire, à l'entrée dans la vie active, que le moment est venu de remiser les hautes et belles inspirations de l'adolescence pour plonger dans la sphère des compromis et du réalisme. Si je ne peux pas sauver mon âme, qu'au moins je sois bien sapé !
ET SI L'ON S'ARMAIT D'UN IDÉAL ?
Pourquoi ne pas refuser la vieille partition éthique, lointain avatar de la vision religieuse du monde ? Ne sommes-nous pas tous, alternativement et parfois simultanément, à la fois collaborateurs et résistants, ou pour le dire en des termes moins caricaturaux, exploiteurs et dominés, agents de la rationalité économique et poètes ? Ne contenons-nous pas en nous-mêmes ces tendances contradictoires ?
En réfléchissant au moyen d'échapper à une alternative piégée, le philosophe et écrivain Alexandre Lacroix, imagine une attitude vis-à-vis de l'existence qu'il propose d'appeler le "post-utilitarisme" avec un principe très simple : Maximise ton utilité ou ton profit, mais sous contrainte d'idéal.
Dans le monde d'aujourd'hui, une forme d'utilitarisme l'a emporté, elle représente en philosophie morale la "théorie systématique dominante" selon le philosophe John Rawls dans sa préface à la Théorie de la justice. Chacun s'efforce donc de maximiser son utilité. C'est le cas de l'entrepreneur qui cherche à accroitre son CA et sa rentabilité, mais aussi du syndicaliste qui cherche à augmenter les avantages des travailleurs de sa branche, ou de l'humanitaire qui doit récolter des fonds. Tous n'ont pas la même vision de l'utilité mais tous maximisent.
Dans cette forme d'utilitarisme dominante, l'utilité est le plus souvent entendue comme synonyme d'intérêt ou de profit. Or l'économie politique enseigne qu'on maximise son profit en partant, non pas de l'illimité des possibles, mais de contraintes données. Dans les modèles les plus élémentaires de l'économie classique, ces contraintes sont ainsi définies : la quantité de capital et de travail disponible. Mais pourquoi ne pas introduire une autre contrainte d'ordre idéaliste ? Cela ne permettrait-il pas de résoudre le problème envisagé plus haut, c'est-à -dire de réconcilier la poésie et la rationalité économique, une préoccupation spirituelle et la quête du bien-être matériel, la qualité et la quantité ?
Un idéal comme moteur intime n'empêche en rien de naviguer dans le monde réel, celui de la société telle qu'elle est, avec ses impuretés et ses jeux de masques. En somme, nul besoin d'être un "saint" pour ne pas être un "salaud" et il n'est même pas question de se montrer intégralement vertueux dans sa vie quotidienne, le post-utilitarisme ne carbure pas à la moraline. Son principe directeur permet simplement d'articuler la quête d'un idéal et la maximisation du profit, d'une manière que l'idéal ne soit jamais perverti ni abîmé par les compromis, mais que le profit ne soit pas non plus confondu avec la véritable finalité de l'existence. Maximise ton utilité ou ton profit, mais sous contrainte d'idéal.
DL - QUASAR Coaching
Pour aller plus loin :
Comment ne pas être esclave du système ?
Alexandre Lacroix, Allary Éditions, 2021
Où suis-je ?
Bruno Latour, Éditions La Découverte,, 2021
Echmann à Jerusalem
Hannah Arendt, Galimard, reparution 1991
Théorie de la justice
John Rawls, Édition du Seuil, 1987
Philosophie magazine n°147 et 149